Portrait

Apprendre à gérer dans la turbulence

D’abord avocate spécialisée en droit municipal en pratique privée, Marie-Hélène Lajoie a été chef du Service du contentieux pour la Ville d’Aylmer de 2000 à 2002 puis directrice du Service des affaires juridiques de la nouvelle Ville de Gatineau de 2002 à 2004. Nommée directrice générale adjointe de cette même ville en 2004, elle a été responsable de la majorité des services municipaux jusqu’à sa nomination comme directrice générale en 2013. Elle est la première femme nommée à la direction générale d’une grande ville du Québec et à la présidence de l’Association canadienne des administrateurs municipaux.

« Il faut innover dans nos façons de faire. J’ai une constante volonté d’amélioration continue. Pour cela, il est important d’être créatif, d’avoir de l’audace. Un des projets dont je suis fière, c’est la construction d’un centre regroupant un amphithéâtre de 4 000 places et trois glaces communautaires. Il s’agit d’un modèle d’affaires unique, novateur et très avantageux pour la Ville et pour les contribuables gatinois, puisque le privé a investi dans la construction et en assume la gestion. C’est une première au Québec. La Loi sur les cités et villes ne nous permettait pas de faire un tel projet à l’origine. Nous avons dû obtenir le projet de loi d’intérêt privé numéro 227 pour le réaliser. »

IAPQ – Vous auriez pu avoir une belle carrière dans un cabinet d’avocats. Pourquoi avoir choisi de travailler au sein d’une administration municipale?

Marie-Hélène Lajoie – J’ai débuté dans un cabinet qui faisait à la fois du droit du travail et du droit municipal. C’est de cette façon que je me suis intéressée à ce secteur, car nous avions plusieurs villes de la communauté urbaine de l’Outaouais comme clientes, entre autres. Les dirigeants de l’ancienne Ville d’Aylmer, avec qui je traitais fréquemment, m’ont demandé de me joindre à leur équipe à titre de chef du Service du contentieux, car ils avaient besoin de relève dans l’organisation. J’avais à peine trente ans, j’aimais beaucoup la plaidoirie, mais j’étais rendue à un stade où je souhaitais construire plutôt que devoir réagir dans la confrontation comme avocate en litige.

Vous avez été nommée directrice générale adjointe de la quatrième plus grande ville du Québec à 34 ans. C’est plutôt rare de voir une aussi jeune femme dans un tel poste?  

J’ai été privilégiée qu’on me fasse confiance. Je pense qu’ils avaient vu, au-delà de l’avocate qui faisait du litige, que j’étais surtout une personne qui, malgré mon jeune âge, anticipait les problèmes et trouvait des solutions. Mon objectif était surtout d’accompagner les clients pour trouver des solutions gagnantes pour les deux parties. Je préférais travailler plus en prévention, en amont des dossiers. C’est encore ma façon de faire d’ailleurs.

Puis, j’ai relevé le défi d’établir mon autorité et mon leadership alors que la majorité des directeurs sous ma gouverne étaient des pères ayant des filles de mon âge. J’ai toujours fait mes choix de carrière en respect de mes aspirations, ce qui m’a amené dans des voies peu traditionnelles. Si mes choix et mon parcours permettent de tracer la voie ou d’inspirer les jeunes femmes d’aujourd’hui, j’en suis très fière et je m’en réjouis.

Comment fait-on pour intéresser les jeunes à une carrière de gestionnaire au sein d’une administration publique?

Il y a une grande satisfaction à travailler au sein d’une administration publique, dans le milieu municipal en particulier. Dans une ville, on peut faire une différence à tous les jours pour les citoyennes et les citoyens, peu importe où on se situe dans l’organisation. La pandémie nous a forcés à entreprendre une transformation organisationnelle et à réfléchir à nos façons de travailler. Cette réflexion, on va devoir l’alimenter à la lumière des nouvelles générations qui n’ont pas nécessairement le même rapport au travail que les 50 ans ou plus. Ils recherchent davantage l’équilibre et des leaders qui les inspirent. Ainsi, l’innovation ne se traduit pas seulement dans l’amélioration continue de nos opérations, mais aussi dans la façon d’assumer la gestion de nos ressources humaines.

Le rôle du gestionnaire est en changement selon vous?

Comme gestionnaire, il faut se projeter dans le futur, être prêt à y faire face et savoir rebondir. Si le télétravail perdure, les gestionnaires devront exercer leur leadership de façon différente. On doit aussi cesser de dire que les périodes de turbulence sont exceptionnelles, surtout avec les enjeux environnementaux que l’on vit. Il est nécessaire de développer des mécanismes de gestion de la turbulence. Il faut arriver à définir des équipes qui s’occupent de cet aspect et des équipes qui gèrent le quotidien, pour devenir des organisations « anti-fragiles », peu importe la situation dans laquelle on se trouve. Pour moi, l’avenir, c’est ça.

On doit aussi chercher à être davantage bienveillant et à l’écoute de nos équipes. C’est tout un défi, parce que l’écran affaiblit cette synergie. De plus, il ne faut pas oublier d’être à l’écoute de soi-même, car on est tous affectés par la pandémie; elle ne disparaît pas une fois notre journée de travail terminée. Cependant, ce qu’on vit depuis un an, ce n’est pas ce qu’on vivra dans les prochaines années. On n’est pas dans un mode de télétravail normal, on a plutôt été forcés de se convertir en urgence au télétravail à temps plein.

L’inquiétude que j’ai, une fois cette pandémie derrière nous, c’est que les gens souhaitent rattraper le retard sur tous les plans, autant sur le plan personnel que sur le plan professionnel. À mon avis, il y a un risque que les attentes soient trop élevées. On ne pourra jamais rattraper tout ce qui n’a pu être fait durant la pandémie. Les décideurs et les gestionnaires devront donc s’adapter et bien recadrer les objectifs.

Votre municipalité a vécu certaines crises au cours des dernières années. En quoi la gestion de la crise actuelle est-elle différente?

Le défi pour les municipalités avec la pandémie, c’est de ne pas avoir les mains sur le volant et de ne pas connaître à l’avance les règles qui nous sont imposées. À Gatineau, on a vécu des inondations historiques en 2017 et en 2019, ainsi qu’une tornade en 2018. Le leadership de la gestion de ces sinistres nous appartenait, alors que dans la crise actuelle, celui-ci revient au gouvernement du Québec, ce qui est tout à fait légitime puisqu’il s’agit d’une crise de santé publique.

Quand on gère un événement tragique et soudain dans un centre d’urgence, comme une inondation ou une tornade, il y a une dynamique et une fraternité qui se crée, qui existe moins actuellement à travers nos écrans. Même si on aperçoit la cuisine, le salon, l’animal ou les enfants des gens avec qui on travaille au quotidien, en réalité, on n’a jamais été à la fois autant dans leur intimité et loin d’eux pour une aussi longue période.

Les services aux citoyens offerts par les municipalités sont plutôt variés. Comment arrivez-vous à vous y retrouver?

Je prends le pouls du terrain, c’est important pour moi. Je suis le genre de directrice générale qui va parfois réparer des nids-de-poule, passer une journée dans une caserne de pompiers, une autre à la centrale 911, etc. Avec la pandémie, je ne peux malheureusement plus faire ça. Je connais toutes les opérations, c’est essentiel pour moi de comprendre la réalité de nos équipes. C’est aussi un cadeau que je me fais à moi-même que de mettre mes bottes de travail et d’aller retrouver les employés sur le terrain. Quand j’ai une période plus difficile, ça me ressource et me rappelle pourquoi j’occupe cet emploi. Et puis, quand je vais au conseil municipal, je sais de quoi je parle. Ça me permet aussi de challenger les directions de services.

Comment arrivez-vous à garder le contact avec vos employés?

On travaille beaucoup la communication interne pour tenir nos gens informés. En juin dernier, j’ai fait une rencontre virtuelle avec chacun des cadres et leurs équipes. Ça m’a pris trois jours entiers. Et deux fois par année, on organise une rencontre de tous les gestionnaires. Il a fallu l’annuler en mai, mais en octobre, c’était la première fois qu’on faisait cette rencontre de façon virtuelle. Il y avait près de 400 gestionnaires en ligne. Pendant cette rencontre, je me garde du temps pour répondre aux questions des gens, sans filet. C’est important pour moi d’échanger avec nos équipes.

Et que pensez-vous de la reconnaissance?

C’est essentiel de reconnaître le travail des gens, encore plus avec la situation actuelle, qui ne permet pas autant de communication spontanée. Je vous donne l’exemple des employés du Service de l’informatique et du Service des ressources humaines, qui travaillent souvent dans l’ombre. On a pu constater leur dévouement et leur débrouillardise alors qu’ils ont trouvé rapidement des solutions pour que la Ville puisse continuer d’offrir les services aux citoyens dans le contexte pandémique.

On voit l’engagement de l’ensemble des employés. Policiers, pompiers, cols blancs, cols bleus, professionnels, brigadiers et cadres : tous ont la volonté de continuer de servir les citoyens malgré les moments difficiles que nous vivons. Il est aussi essentiel de reconnaître le dévouement hors pair de l’équipe de direction pour orchestrer le travail des équipes.

La pandémie exige que l’on innove dans nos marques de reconnaissance. À titre d’exemple, le printemps dernier, notre Service des communications a réalisé une campagne de communication interne et externe comprenant notamment une vidéo pour reconnaître l’importance du travail des employés cols bleus en temps de COVID-19. Ces personnes jouent un rôle primordial dans la qualité de vie des citoyens. Cette campagne a eu un grand succès sur nos réseaux sociaux et les employés ont aimé y prendre part. Aussi, pour souligner le travail de tous les employés municipaux en temps de COVID-19, une vidéo rendant hommage à leurs efforts a été produite et diffusée sur notre blogue interne à la fin de l’année 2020.

Aux fins de publication, les propos de Madame Lajoie ont été abrégés.